En ralentissant la course de leur nuit, en la divisant en différentes parties séparées l'une de l'autre, madame de T. a su faire apparaître le menu laps de temps qui leur était imparti comme une petite architecture merveilleuse, comme une forme. Imprimer la forme à une durée, c'est l'exigence de la beauté mais aussi celle de la mémoire. Car ce qui est informe est insaisissable, immémorisable. Concevoir leur rencontre comme une forme fut tout particulièrement précieux pour eux vu que leur nuit devait rester sans lendemain et ne pourrait se répéter que dans le souvenir.
Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli. Évoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. A ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu'un qui essaie d'oublier un incident pénible qu'il vient de vivre accélère à son insu l'allure de sa marche comme s'il voulait vote s'éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui.
Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l'intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l'oubli."
Milan Kundera, La lenteur, Paris, Gallimard, 1995, pp. 51-52.
Source: Quentin Mortier
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